La Grande Bataille de 997

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Événement

Auteur

Guilde

997

Grande Bataille

Mycarion


Consultant ses osselets, le cabaliste orque Thanatar restait perplexe. Sans grandes surprises, il pouvait y voir les signes d’une prochaine guerre, de la mort et ceux du sang. Mais un osselet s’opposait à toute clairvoyance. Craignant qu’une fausse interprétation ne provoque un accès de colère chez son maître, le terrible et courroucé Seigneur des Marais, il lança de nouveau les ossements afin d’en faciliter la lecture. Rien n’y changea, toujours cette saloperie d’osselet… Rageant et fracassant de son pied ses os blanchis, il finit de se calmer à la dernière lampée de son eau-de-vie. Jetant dédaigneusement les yeux sur les restes épars, Thanatar resta figé.

Parmi le fracas d’ossements se dessinait un visage, une forme…

Un corps inerte baignait dans l’eau froide de la rivière. Tout autour de lui, une mare de sang étalait ses rouges rayons, tel un astre qui s’éteint. Contemplant le ciel et respirant faiblement, l’homme préservait son souffle pour se remémorer cette vie qui le quittait. Ce soldat était au seuil de la mort et semblait demander au ciel de l’accueillir, là-haut. La douleur était silencieuse et le bruit du combat qui bouleversait l’air n’atteignait pas ses oreilles. Nul mouvement ne faisait tressaillir ses paupières. Plongé en lui-même, l’homme tentait, par un ultime effort pour survivre, de comprendre ce qui l’avait poussé à prendre les armes en ce jour funeste. Avant que tout ne s’éteigne. Avant que le vide en son corps n’atteigne son esprit…

Au sud du royaume d’Andore, la Nécromancienne Uskuada, avait remise aux mains des Orques une pierre lunaire, afin que soit érigé un enclave magique, imprenable sans que cette pierre ne soit enlevée. Se dressant au centre de l’enclave, sur une colline située derrière le camps Orque, s’élevait un totem aux formes grotesques et menaçantes. Véritable insulte au Roi Solar, ce totem devrait être investi par la pierre d’Andore afin d’éradiquer la menace d’invasion du peuple vert. Confiant la responsabilité de repousser l’ennemi au général Henryk, le Roi Solar lui concéderait une province en cas de victoire. Car advenant une défaite, que resterait-il du Royaume?

Comptant parmi ses rangs des clans animés d’une profonde haine envers les Orques, le général Henryk réussit à opposer à l’armée verte et leurs alliés, les clans Celtes McGregors, McLeods, Douglases, O’Reillys, Frasers, McRaes, Buchanans, des ordres religieux tels que l'ordre des Templiers Germains et ceux de St-Michel, ainsi qu'une guilde qui deviendra marchande à la suite de cette guerre, les Compagnons de Lambertrand. Il pouvait de plus compter sur la participation des jeunes nobles d’Andore, des gens du Fléau, ainsi que sur la Horde de Gorghor Baey - ogres sanguinaires, qui réussirent à extirper d’Henryk la concession d’un domaine en la future province de Brabancourt, Domus, où il fut entendu que la Horde recevrait, en plus du premier droit de pillage, le droit de prima noctae.

Devant l’armée du général se dressait des troupes redoutables. Flanqués, entre autres, de la Légion Infernale, de la Kabbale, de clans Celtes dissidents, d’Elfes noirs et, aussi surprenant que cela puisse paraître, d’Elfes des bois, les Orques misaient beaucoup sur l’une de leur plus redoutable force : Un Troll Bleu ! Un géant galeux que la vue seule suffit à hanter les rêves de tout enfant pour le reste de leur vie. Un monstre d’une telle force qu’il fit frémir les gens d’Andore tout au long de la bataille. Bataille connue sous le nom de « Guerre des deux ponts ».

Se déplaçant en une longue colonnade, l’armée d’Henryk marcha vers le camp Orque. Le clair éclat du soleil étincelait en de multiples foyers sur les armures polies. D’innombrables piques et hallebardes émergeaient de ce flot guerrier qu’une enceinte de boucliers ceinturait. Tous étaient soumis aux ordres du général, tous avaient foi en sa capacité de les conduire à la victoire, car tous brûlaient d’un même feu, d’une même fougue : Libérer l’Andore de la Verte Vermine ! La population toute entière du royaume supportait la cause. Cette guerre semblait se passer à une autre époque, une époque emplie d’idéalisme et de valeurs méconnues. Là où l’adversité est grande, la solidarité est sincère. Le cœur de chacun ne battait plus que pour sauver l’Humanité, pour que triomphe la Liberté. Mais la mort des uns serait nécessaire pour que d’autres puissent vivre. Transportés par la foi, rappelée sans cesse par bon nombre de prêtres et de joyeux moines, tous marchèrent d’un pas allègre. Rappelant qu’il n’est de salut que par le don de soi, les hommes étaient confiant face au destin et nulle appréhension n’ébranlait leur confiance. La perte d’un soldat n’éveillait de crainte que dans la mesure où elle faiblirait l’armée. Henryk n’en était que trop conscient…

Arrivée à l’orée du boisé, la cohorte s’arrêta. Guettant les sentiers qui s’y aventurait, le général épiait, nerveusement. Les éclaireurs auraient dû être de retour pour dresser un compte-rendu, à tout le moins l’un d’entre eux. Quelque chose avait dû se passer, quelque chose n’allait pas. Le peu de résistance que le groupe avait rencontré dans sa marche et la faible présence ennemie finit d’éveiller ses soupçons. Le vent se leva, d’abord en faible brise, il se mit à souffler plus sévèrement. Et si le peu de résistance n’était que ruse afin d’entraîner l’armée vers le camps Orque et que celui-ci ne le prenne par derrière, en étau. Sans laisser paraître son inquiétude, Henryk assigna le commandement de l’arrière-garde au lieutenant des Templiers de St-Michel, Acanaar, dit l’Illuminé. C’est ainsi que les Templiers, les Lambertrands et la Horde eurent la charge de débusquer l’ennemi dans les sentiers environnants, afin de trouver un chemin aux abords de la rivière pour contourner le camps Orque. C’est alors que le général fit preuve de génie. Comprenant que l’inaction peut s’avérer pire que la peste pour le moral d’une troupe en mouvement, il fit reprendre la marche malgré son incertitude quant aux forces embusquées, malgré le doute…

Se déplaçant sans bruit, les hommes de Gorghor faisaient preuve de prudence, car l’ennemi pouvait être partout. Le ciel débutait sa lente menace et se couvrait de noirs sourcils. Scrutant parmi les arbres, on pouvait à peine distinguer les formes tant la capacité de camouflage des Créatures des Marais était grande. La peau investie de nombreux filaments d’herbages aqueux, les Orques attendaient, nombreux, et surprirent l’ennemi. De larges pavois se dressèrent au tournant du sentier et bloquèrent la route aux éclaireurs. De multiples piques s’abattirent sur eux, provoquant la mort de nombreux hommes et la fuite d’un seul. Opposant pour toute défense, devant cet infranchissable obstacle, que de timides coups d’épées et de haches, les guerriers de la Horde tombèrent lourdement.

Mais un des leurs avait trouvé le chemin de la retraite, Glahul, le visage bariolé, revint à bout de souffle avec du renfort. Les compagnons de Lambertrand, appuyés des Templiers de St-Michel, virent porter main-forte. Inférieurs en nombre mais fortement vêtus, ils débutèrent une lutte qui ne pourrait être gagnée sans l’aide d’un Tout-Puissant. Résistants aux premiers traits de flèches, les nouveaux arrivants se trouvèrent rapidement encerclés. Assistant à l’effroyable spectacle de l’impuissance, ces derniers prirent soudainement conscience de la souricière où ils s’étaient aveuglément aventurés. Tout autour se trouvaient les Orques, frénétiques et paraissant se multiplier sans cesse. Certains usant d'arcs, d’autres de piques, ils frappaient l’ennemi avec une joie s’exprimant par des cris de guerre. Mais les hommes tinrent bon et opposèrent à la panique une discipline de fer. L’affrontement n’offrait aucun répit. Dès lors qu’un homme tombait, il était relevé par les mains affairées d’un guérisseur, ce sur quoi ne pouvaient compter les Verts, trop éloignés qu’ils se trouvaient de leur campement.

Sous les nombreuses allées des belligérants, les sentiers se trouvèrent bientôt vaseux, rendant tout déplacement hasardeux. Les hommes d’Henryk, portant de lourdes cuirasses, perdaient souvent pied et se retrouvaient en des positions vulnérables. Les Porcipèdes, bavant de haine, fondaient sur eux tels des rapaces affamés. Profitant de leur agilité, ils tentèrent souvent, mais sans succès, d’en finir avec eux. Les troupes résistaient, car ils savaient que le moindre relâchement impliquerait la fin du combat, tous devaient tenir au risque que tous périssent.

Le général ne se doutait qu’au moment même où il atteignait la crête, une partie de ses troupes livrait un combat sans merci et qu’en cas de défaite de leur part, un flot de combattants Orques s’abattrait sur lui et rendrait douteuses ses chances de victoire. En ces sentiers, qui vibraient d’une rare intensité, il s’y déroulait une véritable guerre…

Le général parlait avec énergie, l’heure n’était plus au recul. Faisant mine d’écouter avec intérêt les propos des hommes formant son conseil, son intention véritable se limitait à les convaincre de la justesse de ses plans, de leur insuffler le courage nécessaire à l’assaut.

En abaissant le regard sur ce lieu de prochaines batailles, on découvrait l’ennemi nombreux et déterminé à défendre ses positions. Deux ponts, chargés de Vermines, devraient être franchis pour accéder au totem. Deux ponts que défendaient de nombreux alliés ennemis. Deux ponts appuyés par deux tours, où les cordes tendues des archers patientaient.

Deux simples ponts. Si près mais tellement éloignés de la victoire.

Henryk regarda ses hommes. Scrutant leurs yeux, il y cherchait les signes de la détermination. Comprenaient-ils que leurs regards lui indiqueraient la voie menant à l’assaut, lui donneraient la voix pour que débute la boucherie.

Les troupes attendaient, mais l’attente fut courte. Les drapeaux furent levés et la charge sonnée sous l’écho des tambours McGregor. L’armée avança et sous l’effet du nombre, le sol trembla.

Les boucliers se dressèrent pour freiner l’élan des boulets de pierres et des salves de flèches empoisonnées qui fendaient l’air. Plusieurs soldats tombèrent mais le gros des forces progressait en leur descente. L’infanterie lourde prit position devant les ponts où les Orques pullulaient.

Arme pour arme, mort pour mort, aucune des puissances ne céda un pouce de terrain.

De part et d’autre, les combattants se livraient à de véritables duels. Toute manœuvre de masse était impossible tant l’entrée des ponts était bondée, tant l’entrée était étroite. Sous le poids du nombre, les ponts menaçaient de s’effondrer à tout moment. Les morts, autant que les blessés, étaient systématiquement jetés dans la rivière pour que place soit faite aux guerriers, pour que ne cesse de chanter la mélodie de l’acier.

Les coups pleuvaient, le sang giclait et la haine défigurait le visage des combattants. Tout n’était plus que folie meurtrière. L’ennemi était toujours debout et c’était là raison suffisante pour détruire. Le souvenir passé de la reluisante armée d’Henryk avait maintenant disparue sous les rouges éclaboussures souillant les armures. L’appel à la destruction invitait le métal à éventrer l’ennemi. Dans le meurtre il n’est de noble coup, qu’une noble cause. L’atroce douleur de la mort, répétée cent fois par la perte d’un combattant, jetait sur la scène un spectre désolant.

Alors que tous se livraient à cette danse macabre, du camp Orque s’éleva un son inquiétant, celui d’incantations maléfiques. Les verts shamans, livrant une danse au sordide, relâchèrent vers le ciel une longue procession nuageuse qui alla obscurcir le ciel déjà sombre. Lorsque les brumes de l’inquiétude furent dissipées, tous virent la forme galeuse et bleutée en émerger. Telle une furie, le géant de pierre couru sur le pont et martela l’ennemi. Frappant sans répit, sa seule présence redonna une nouvelle force aux troupes Orques. Tremblant de crainte devant le monstre, qu’aucun coup n’affaiblissait, les troupes d’Henryk durent reculer. Le vent avait tourné et la victoire se confirmait pour les Orques à chaque coup porté par le monstre. Les quelques braves osant se mesurer à lui, et dresser une barrière humaine contre sa progression, se retrouvaient broyés, déchiquetés. Seul l’initié au visage peint de runes guerrières pouvait contenir la fougue du troll. Mais sans doute morts dans les sentiers, ces guerriers manquaient à l’appel. Où l’action ne porte fruit, l’indécision règne. Les hommes du général, incertains, luttaient sans conviction. Car à quoi bon se battre si l’on se sait battu d’avance. Pour un instant, tout paraissait éloigné, vide de sens. Le temps s’était figé.

Mais alors que tout semblait perdu, que tout moral avait sombré, sortant du boisé les hommes de Gorghor, aux visages peints, accoururent, les armes dressés. À la tête de la Horde se trouvait Glahul. La moitié du visage peint en rouge, tandis que sur l’autre un soleil à sept pointes rayonnait, Glahul précédait la troupe. Les mains armées de deux courtes épées, il fut le premier à fondre sur la bête. Derrière lui l’armée avait reprit vie. Derrière lui l’espoir reprit et derrière son corps, rapidement trucidé par les soins guerriers du Troll Bleu, la Horde accourait. Un déluge de coups s’abattit sur le Monstre. De ces coups propre à jaillir le sang et à sabrer un moral trop confiant. Le Troll s’effondra. Avec lui s’effondra aussi le fol espoir des Orques à vaincre en ce jour meurtrie…

Le vent avait tourné. De sombre il devint agité. Glahul était tombé en cette rivière. Inerte et flasque, il fut rapidement relevé par les mains inspirées d’un guérisseur. Trouvant son chemin, Alasdair Douglas y plongea et, appuyé par Joseph McGregor, ils prirent l’ennemi par revers. Décontenancés, les Orques, voyant les troupes apparaîtrent derrière les ponts qu’ils croyaient défendre efficacement, n’eurent d’autres choix que de retraiter. Constatant l’efficacité d’une telle tactique, Le Bref appela les hommes encore debout à traverser l’obstacle glacial qui les séparait de la victoire, afin de lancer sur les Verts un ultime assaut.

Au sommet de la crête se dressait un mur de boucliers. Derrière chaque bouclier se dressait un ennemi apeuré et derrière tous ces guerriers se dressait le totem qui, malgré absence de lumière, rendue impossible par l’épais tapis nuageux qui couvrait le ciel colérique, étincelait de reflets par un objet discret. Celui du reflet d’une pierre lunaire. L’ultime appel trônant au centre du monument païen.

Voyant l’ennemi ainsi replié, le commandement d’Henryk lança une charge générale contre la haute colline. Tous s’unirent pour livrer ce dernier assaut. Malgré la fatigue, les guerriers avançaient sans retenue. La confrontation qui s’ensuivit fût brève et sanglante. Chacun livrait bataille d’une énergie telle que le combat paraissait être le premier livré ce jour. Les Orques tombaient abondamment sous les coups acharnés des fiers combattants. Beaucoup fuirent lâchement pour échapper à leur destin, mais les hommes d’Henryk les poursuivirent jusqu’en ces sentiers de fuite.

Lorsque l’on meurt pour défendre une cause, on meurt tel un héros. Mais nul baume ne vient apaiser l’esprit lorsqu’entouré par l’implacable adversité, on se découvre seul, isolé en un boisé où tout autour n’est que danger, et que l’on voit l’épée ennemie s’abattre sur soi. Nul répit ne vient réconforter l’esprit au lâche qui préfère la fuite à la confrontation, sinon la mort, celle que l’on désirait d’abord fuir. C’est la pire de toute. Car en cet instant de profonde solitude et d’angoisses impuissantes, on ne peut que se rappeler et comprendre l’erreur. L’erreur de la fuite de cette mort inutile. On découvre un visage, le dernier qu’a vu Thanatar avant de trépasser. Au moment de sombrer, sous les coups acharnés d’un templier de St-Michel, il comprit l’oracle. Il découvrit le sens du visage qu’il avait d'abord entrevu. Celui de la défaite. Celui de la sienne, profonde et cruelle. La forme était claire et il en regretta le dessin en de funestes soubresauts.

Nul répit ne vient au lâche.

Lorsque les soldats victorieux jetèrent leurs regards sur la plaine s’étendant plus bas, ils virent les fanions dansant frénétiquement sur le lourd réceptacle de bois transportant la pierre de lune. Ils virent les corps, nombreux et décimés, s’étendant tout autour des deux ponts où la bataille avait ragée. Ils virent la rivière, rougie par le sang des meurtries, souillée par cette guerre où ils s’élevaient, triomphants. Le vent claquait dru par les étendards dressés. Et comme pour briser le maléfice, lorsque le général Henryk plaça la pierre d’Andore au cœur du totem Orque, la ciel cracha une pluie froide et abondante.

À ce moment, le ciel gronda et les éclairs fusèrent. A ce moment précis où le Général avait placé la pierre au cœur de l’ennemi, le ciel se déchaîna. Préservant l’honneur des soldats victorieux, la pluie dissimula des larmes de joie.

À ce moment, Brabancourt était né.

Mycarion, Confrère Kopte Scribe-Voyageur