Le moine Hyronimus allait entrer dans l'auberge lorsqu'il fut tout à coup
assaillit par les piaillements de petits gamins poussiéreux.
"Onc' Hyro! Onc' Hyro! racontes-nous une histoire!",
braillaient-ils en coeur.
"Bah! Laissez donc un vieux moine allez étancher sa soif en paix,
vilains garnements!", répondit le scribe un peu fatigué de sa randonnée.
"Ooooh! Allez! Juste une toute petite légende ou une comptine alors!
Juste pour rigoler! Sois chic Onc' Hyro!!! C'est promis, on t'embêteras plus
après...", supplièrent les enfants avec leurs sourires les plus
désarmants.
"Bon! bon! Petits chenapans! Juste une petite hein? Puis vous décampez
par la suite?", bougonna le moine en donnant une petite tape en arrière
de la tête du plus robuste des gamin.
"Chic! Chic! Promis Onc' Hyro! Promis!", répondirent en coeur les
enfants.
Le moine trouva une vieille souche pour s'y asseoir et les enfants se
disputèrent les places de choix autour du tronc d'arbre décapité. Hyronimus
songea un instant, scrutant sa mémoire pour un récit valable pour un si jeune
public. Comme il en trouvait aucun, il décida d'improviser.
"Les enfants, je vais vous raconter une fable... Euh... Une fable qui
porte le titre de ... hem... hum...", balbutiait le conteur en cherchant
désespérément l'inspiration.
À ce moment, Hyronimus aperçu, un peu plus loin, Morgul de Castenza qui
entrait à l'auberge. Un sourire narquois se dessina alors sur le visage du
moine. Combattant un fou rire soudain, il s'éclaircit la gorge. Regarda son
auditoire attentif et s'élanca dans son récit...
«LA FABLE DU POULPE PRÉSOMPTUEUX...»
"Il était une fois un bel oiseau gracieux et convoité, un cygne du nom
de Arganne. Le pauvre oiseau était à la fois perdu et prisonnier d'un vaste
océan tourmenté: la Mer Impériale. Arganne pataugeait tant bien que mal dans
ces vagues aux lames dangereuses qui emportaient tout sur leur passage."
"Ce jour là, c'était jour des offrandes au Maître de la Mer
Impériale. Chaque habitant de l'océan, chaque poisson, mollusque, crustacé
devait offrir un oeuf en guise de taxe pour vivre dans les eaux du Maître.
Chose à la fois inexpliquée et injuste, le cygne, lui, devait remettre TROIS
oeufs plutôt qu'un au seigneur de la Mer Impériale."
"Pourtant Arganne ne pêchait plus dans les eaux de la Mer Impériale.
Le cygne avait réussit à ne plus dépendre de la Mer pour sa subsistance. Il
ne plongeait plus dans ses profondeurs chercher les délicieux poissons et se
contentait plutôt des petits insectes qu'il pouvait cueillir au passage lorsque
les vents étaient favorables."
"Peut-être était-ce pour punir son esprit d'indépendance, mais le
Maître de la Mer Impériale insistait pour que le cygne lui ponde trois fois
plus d'Ïufs que les autres habitants de l'océan. Et le pauvre Arganne n'avait
d'autres choix, n'ayant connaissance d'aucun îlot de paix et de liberté en ces
eaux houleuses et impardonnables."
"Heureusement, un bon et juste prince venu de très loin avait bravé la
Mer Impériale pour venir offrir son aide au cygne bafoué. Bravant les lames de
fond meurtrières de l'océan en furie, le prince Nakan était courageusement
juché sur la proue de son majestueux et très fiable navire, le Gorghor Baey,
et tendait la main à Arganne. Le prince Nakan cria: VENEZ CHER ESPRIT LIBRE!
MON NAVIRE EST VOTRE REFUGE SI VOUS LE VOULEZ BIEN!"
"Le pauvre Arganne était tout épuisé juste à rester à flot dans des
vagues qui semblaient de plus en plus déchaînées. Il trouva tout de même
dans cet espoir d'une vie meilleure quelques maigres forces et se mit à battre
doucement des ailes pour tenter un envol. Allait-il réussir? Lui restait-il suffisamment
d'énergie?"
"Pendant ce temps, le Maître machiavélique de la Mer Impériale,
fulminait, voyant sa "poules aux oeufs d'or" qui commençait à voler
de ses propres ailes. Le Maître alla chercher son serviteur le plus bête, dans
le plus profond des bas-fonds des océans. C'était le Poulpe."
"Le Poulpe avait des idées de grandeurs mais c'était un sujet bien
docile et bien sot, satisfait de se repaître des miettes et des déchets qui
tombaient dans les fonds vaseux de l'océan. Le Maître réussit facilement,
grâce à de vaines cajoleries et de vagues promesses, à convaincre le
nécrophage tentaculaire que quelqu'un, "un méchant-méchant prince
(étranger en plus!)" tentait "vilainement d'enlever" le cygne
Arganne, de soustraire cette pauvre victime des "soins bienfaisants de la
Mer Impériale"...
"Le Poulpe vaniteux et flatté dans son ego, se proposa pour
"sauver la vie" du pauvre Arganne et de ramener le cygne dans le giron
de la Mer Impériale. Le mollusque imbue de ses illusoires vertus s'élança
vers la surface de l'océan."
"Pendant ce temps, le cygne avait réussit à réveiller les muscles
endoloris de ses ailes et prenait de plus en plus d'assurance dans ses
battements. Dans un ultime effort pour s'envoler, les pattes d'Arganne se mirent
à pédaler pour aider le mouvement des ailes. Arganne avait maintenant assez
d'élan pour courir à la surface de l'eau... Il allait réussir... Il allait
s'envoler... Il allait se libérer de l'emprise de la Mer impériale..."
"C'est à ce moment que le destin se fit amèrement pathétique. Des
tentacules visqueuses percèrent la surface des flots et agrippèrent le cygne.
Arganne se débattait mais l'énergie n'y était plus... Se résignant à son
triste et inévitable sort, Arganne lança un dernier regard mélancolique vers
le prince, puis se laissa emporter sous l'eau par le Poulpe stupide et vain.
Celui-ci, inconscient du crime qu'il commétait, criait idiotement: NE T'EN FAIT
PAS ARGANNE! JE VEUX TON BIEN! JE TE SAUVERAI!..."
"Et Arganne fut emporté sous les flots de la Mer Impériale et mourrut
étouffée, privée de l'air libre..."
Le moine Hyronimus demeura un instant silencieux comme pour rendre un dernier
hommage au cygne de la fable. Puis, il se leva devant son public abasourdi.
Certains des plus jeunes enfants versaient des larmes. D'autre semblaient en
colère.
"C'est pas une belle histoire ça! La fin est trop triste!", cria
une petite fille.
"Change donc la fin Onc' Hyro!", ordonna un des garçons.
"Oh! Mais c'est que j'aimerais bien changer la fin...", répondit
le moine, "... c'est mon souhait le plus cher, croyez-moi... Mais ça ne
dépend pas juste de moi, ces choses là..."
"Les poulpes ça sent mauvais!", affirma une petite fille
particulièrement chétive et crasseuse.
"C'est visqueux et gluant!", renchérit un garçon qui semblait
être son frère jumeaux.
"Et puis ça laisse un arrière goût dégoûtant dans la bouche!",
dit celui qui semblait être le chef de la bande.
"Je ne vous le fait pas dire mes enfants", répondit le scribe en
soulignant ses dires d'un clin d'oeil.
Heureusement pour le moine, à cet instant, une jolie demoiselle quittait
l'auberge. Les gamins la repérèrent et s'élancèrent à sa poursuite.
"Allons voir Cyane! Elle raconte de plus belles histoires...", dit
un des garnements.
Satisfait de sa nouvelle liberté, tout en ayant une bonne pensée pour Cyane,
le moine Hyronimus retourna vers l'auberge en quête d'une choppe de bière bien
tiède, et bien mérité...